Février à Juin

Mardi 2 février
Journée terrible : la police judiciaire est venue en nos locaux pour entendre la déposition de Alice suite à la plainte d'escroquerie faite par EFB pour une livraison de papier (valeur 80 000 francs) non réglée.
Gesticulations et braillements dans Durand la nuit sur TF1.

Vendredi 5 février
23h50. Dès demain matin, je file à Au. Kate reste chez elle pour étudier à fond, du moins je l'espère. Sa santé psychologique est en perdition. Elle doit se ressaisir au plus vite.
Nouvel acte de censure politique : la commission paritaire a été refusée pour VVF.
Le 30 janvier : 60 ans avant, Hitler parvenait au pouvoir. Quelle extraordinaire et terrible destinée de ce peintre asthmatique qui, emporté par une passion sans bornes, mena son pays jusqu'aux cimes de la puissance absolue puis dans les entrailles d’un gouffre incommensurable.


Lundi 8 février
Formidable week-end à Au, malgré un petit accident corporel.
Samedi, alors que Heïm, Vanessa, Alice et Karl vont visiter le château de Rozoy-sur-Serre, Hermione et moi nous adonnons sans faiblir au chargement, au transport, au déchargement et à l'étalement de la caillasse. Rythme soutenu pour ma pomme plus spécialement chargée de faire faire leur trajet aux deux brouettes, l'une d’elles se singularisant par un pneu raplapla qui me fait toucher la jante.
Rigolade que les écuries d'Augias, j'ai connu celles du château d'Au. Le sol couvert du feu plafond, entre les poutres pourries, le plâtre et tout l'intérieur de la construction descendus à coups de latte et de pioche, je m'aventure pour l'évacuation progressive des gravats. Le futur combustible doit rejoindre un feu salement enfumé par l'humidité ambiante. Tout à ma tâche, je sélectionne ce qui est digne d'alimenter les flammes ravivées par une rasade d'alcool à brûler. Sans prévenir, un clou rouillé pique en profondeur la plante de mon pied gauche, et ce jusqu'à la veine.
Chaussettes et chaussures-qui-courent-vite (expres­sion par laquelle je désignais, petiot, mes tennis) ôtées, je vois le sang pisser comme une pleureuse. Heureusement, Heïm est là. Transport par Karl dans une brouette, le pied blessé levé au ciel ; trempage du panard dans de l'eau brûlante et javellisée ; pression sur la blessure nettoyée ; petit pansement pour faire joli.

Samedi 21 février
Vu hier, dans le Bouillon de Pivot, l’immanent ministre de la culture. Avec Dumas, Lang occupe la même fonction ministérielle depuis douze ans. Fanfan les a épargnés, reconnaissant en eux une qualité inaltérable. A côté de Jack, le chenu Pierre Boulez à la tête, je crois, du buvard à milliards, l’obèse opéra Bastille.

Vendredi 26 mars
Pas de quoi être fier de ma pomme. Les sociétés du Groupe Ornicar, la seru en tête, tutoient le bord du gouffre. Très mauvaise gestion à ma charge. Je me comporte comme un cadre supérieur, non point comme un chef d'entreprise. La plupart des impulsions naissent sans moi. Je ne tire jamais les conséquences des désastreuses analyses de rentabilité que je peux faire. A ces inconséquences professionnelles s'ajoutent les difficultés conjoncturelles, un sabotage de la Poste, une baisse de la qualité du travail éditorial. L'inexorable déliquescence de tout mon être n'a pas permis le redressement.
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O, le 7 avril 1993
Kate, ma demoiselle,
Ces quelques tirades vagabondes pour retenir en communion l’alchimie amoureuse qui naquît en rase campagne du Santerre.
Equilibristes transfigurés, nos muscles se mêlent d’une même poussée salvatrice. Par bouffées, nous aspirons l’élément vital qui flotte, tournoie, frôlant nos épidermes échauffés. La tuyauterie veineuse fonctionne du tonnerre, ma tendre !
La petite route entraîne toujours plus en avant ; l’un vers l’autre, nos bouches se joignent furieusement, dégageant le fruit de ta soupçonnée coquinerie. Crois-moi, ma belle en cheveux, l’escapade en vélocipède fait fructifier le tissage complice et raffermit le mollet.
Pour ne point perdre des pneus la bande d’asphalte, je reste les yeux rivés sur le proche horizon. Ma ligne de mire dépasse difficilement le mouvement de hanches de ma compagne de route.
Trente mille mètres avec ma brune sirène cristallisent doucement les sentiments dans ma carcasse fatiguée.
Tendrement ma douce, Loïc alias « Mon Lolo ».
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Vendredi 23 avril
1h50 du matin. Hier soir, alors que je m'essaye au collage des étiquettes de Téladresse pour l'opération Verdun, Alice entre dans ma chambre, en larmes, portant le corps chaud et inerte de la chatte, mère de Nono, trouvée au milieu de la route devant la grille du château. Elle est désemparée et tente de trouver un souffle de vie dans cette gueule crispée, une étincelle dans les grands yeux vitreux. Je suis profondément ému et affecté. La chatte déposée sur la moquette rend quelques filets de sang. L'hémorragie ne fait aucun doute. J'appelle Heïm (victime à ce moment d'un gros malaise) pour le prévenir de ce malheur.
A chaque jour sa nouvelle emmerde. J'ai profondément failli à ma tâche. Je n'ai en rien su répondre à la totale confiance que Heïm avait mis en moi. Je ne sais jusqu'où ce sida mental, comme dirait Pauwels, m'entraînera, mais le mal provoqué est considérable. Découillé par ma relation à la femme, détestable source de renoncement quotidien dans l'insatisfaction constante. Le Gradus ad Parnassum s'étalera-t-il dans un cul-de-basse-fosse ?
Encore trop indulgent à mon endroit : la pendaison, et avec du mauvais chanvre. Mais cette pratique n'est point courante dans nos contrées, et le suicide ne serait que la preuve d'une lâcheté et d'une très monstrueuse connerie. Me battre avec conscience et détermination : tel est le moindre mal que je pourrais apporter.
Cette transformation de toute ma personnalité semble être davantage la révélation de toute la merde qui sommeillait en moi. Tout ceci à cause d'un mauvais dépucelage. Pas du tout la faute à ma petite Kate que j'aime, mais à la manière dont notre relation s'est construite. Le bilan ne change pas pour autant, et il est pour le moins désastreux. Failli je suis : espérons que je n'ai pas condamné à la déchéance progressive le reste de mon existence. Si oui, il faudrait m'isoler de tout ce que je peux salir.


Dimanche 25 avril
Vu, sur recommandation enflammée de Heïm, le film d'Alain Corneau, Tous les matins du monde. Œuvre d'exception, rare en tous points : des images d'une perfection esthétique, une lumière transfigurante, un Jean-Pierre Marielle au-delà de la génialité dans l'incarnation.
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A l’attention de Kate
Le 19 mai 1993,
Ce n’est plus un mystère, sa perdition est totale.

Puceau, il rayonnait, déterminé à ne rien épargner aux médiocres, accroché à l’idéal projeté pour sa vie future.
L’épanouissement devait venir de l’action.
Une fois l’asticot trempé, l’Attila se mit à planter son gazon, prenant garde à conserver cet acquis précieux.
La tendresse amoureuse entrecoupait la lutte intestine entre les deux tourtereaux. Rien ne semblait évoluer fondamentalement. L’attachement prenait des teintes plus fraternelles que maritales.
A chacun de ses recueillements nocturnes, d’obsédants voeux échauffaient ses circuits : la tendresse passionnée d’une femme attentive, la capacité à suggérer le bonheur d’union. Il n’ignorait en rien les difficultés antérieures de cette demoiselle, mais il savait également qu’elle avait déjà éprouvé ce sentiment sauvage qui flambe l’âme.
La femme vit authentiquement ses instants de bonheur, mais les souvenirs se sélectionnent en fonction des arguments avancés.
(A suivre...)
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Samedi 26 juin
Cet instant de répit pour tracer froidement les épreuves, les manquements et les efforts de ces dernières semaines.
La santé des sociétés préoccupe de plus en plus tant le pourrissement y est consubstantiellement inscrit. Mon désordre moral se découvre plus nettement la fuite des jours s'accentuant.
La qualité d'un chef d'entreprise consiste non point à se perdre dans les tâches subalternes, mais à déterminer l'évolution vitale de sa société, à faire appliquer ses décisions, ce qui suppose un contrôle sans faille. C'est aussi, et surtout, savoir motiver ceux qui se battent à vos côtés. La légitimité est subséquente à la qualité et à la durabilité de tout pouvoir exercé.
Contrôle et art de motiver, les deux mamelles économiques dont je suis privé. Mon rapport à l'autre est vicié à chaque instant, et j'ai un sens aigu de la psychologie cromagnonne.


Dimanche 27 juin
Mon destin et toutes ses fioritures font leurs petites traînées sans grande saillance. Le temps s'échappe comme un rail de poudre en combustion sans que je parvienne à maîtriser mes actions. L'énorme gâchis que j'ai provoqué ne se rattrapera jamais. Dans l'ombre, avec humilité, me battre contre mes penchants fondamentaux et travailler : telles sont les croix à porter.
Venu sur Paris voir mon banquier pour obtenir un prêt personnel, histoire de payer impôts, mutuel, abonnements, d'acheter quelques fringues et godasses avant d'être en guenilles, et de faire un apport à la SCI du château d'Au. A 16 heures, au pas de course, je pointe vers la voie 13 de la gare de l'Est : ma Kate est là, resplendissante, fraîche de partout et colorée comme une friandise. Nous passerons une douce soirée et une matinée de tendre farniente.

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